Borges

Publié le

Borges

J'ai laissé la lecture de Whitman en friche ( c'est toute la liberté que nous offre la poésie) et commencé à lire l’œuvre poétique (1925-1965) de l'écrivain argentin Borges, publiée dans la collection Poésie / Gallimard. Et me voici immédiatement transportée en territoire inconnu et familier . C'est l'un des pouvoirs magiques de la poésie : elle provoque à la fois un sentiment d’étrangeté et de familiarité. Dans ce premier poème, Borges évoque un carrefour, une rue, probablement de Buenos Aires. L'espace est donc lointain mais la déambulation du poète si proche de nous :

Carrefour rose

Déjà la nuit ne retient plus ses yeux ; ils plongent à chaque carrefour,
sécheresse flairant une prochaine pluie.
Déjà tous les chemins approchent,
même le chemin du miracle.
Le vent apporte l'aube engourdie.
L'aube est notre peur de faire des choses différentes et elle s'abat sur nous.
J'ai marché toute la sainte nuit
et l'inquiétude me laisse
dans cette rue comme les autres.
Voici encore au vague horizon
a certitude de la pampa,
le terrain vague se défaisant en touffes d'herbe et en fils de fer,
et l'almacén clair comme la lune nouvelle d'hier soir.
Le carrefour est familier comme un souvenir
avec ses longs soubassements et la promesse d'un patio.
Qu'il fait bon t'attester, rue de toujours, puisque ma vie a regardé si peu de choses !
Déjà l'air est rayé de lumière.
Mes années ont parcouru les chemins de la terre et de l'eau
Et mon cœur ne sent que toi, rue dure et rose.
Je doute si tes murs n'ont pas conçu l'aurore,
almacén brûlant clair vers le bout de la nuit.
Je pense , et devant ces maisons
ma pauvreté trouve une voix pour s'avouer :
montagnes, fleuves, mers, je n'ai rien regardé,
mais la lumière de ma ville est mon amie,
et ma vie et ma mort en on
t forgé leurs vers.
O grande rue, et rude sous l'épreuve,
voilà bien le seul chant que connaisse ma vie.

Mise en vers français par Ibarran

Petite note : l'almacèn tient du bazar et de l'épicerie-buvette ; c'est un établissement des plus modestes. Sa façade est, ou était, souvent peinte en rouge ou en rose.

Publié dans Poésie

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article